Des parties de soi perdues…et des stratégies a priori «positives»
Quand Clémence vient nous consulter, elle « sort », depuis une bonne année, d'événements personnels difficiles :une séparation d’avec son mari, après 30 ans de vie commune et la perte quasi concomitante de son père. Au regard de ces événements particulièrement difficiles à vivre, elle nous dit avoir perdu «ses repères masculins »,se trouver «désalignée », ressentant une grosse perte de parties identitaires d’elle-même:celles de la femme mariée et de la fille de son père.
Clémence se dit être d’un tempérament « positif », « ne souhaitant jamais rester dans des situations figées qui ne vont pas » et « souhaitant toujours mettre en place des actions pour en sortir ». Elle dit avoir beaucoup travaillé sur sa rupture et son deuil au travers de lectures, de podcasts, de méditations, et elle s’investit fortement dans son travail où,par contre, «elle se sent à sa place».
Elle s’est aussi récemment lancée dans une activité de création manuelle.
Quand on lui demande ce qu’elle fait quand elle se sent «moins bien»,elle nous explique qu’elle se « recentre » sur elle-même… et lorsqu’on creuse ce que cela signifie … il s’agit, pour elle, de se concentrer sur des choses positives : «j'essaye de bien comprendre mes émotions négatives en les rattachant à des lectures , puis je me crée des histoires avec « tout ce qui va bien dans ma vie », je rattache cela à des pensées positives, à des choses qui me font du bien, « j’ai mes madeleines de Proust, et immédiatement je retrouve de la joie de vivre»…
Ce qui nous interpelle, c’est que Clémence nous dit, d’un ton plutôt assuré, avoir complètement fait son travail de deuil »et en même temps formule une demande, teintée de doute et d’inconfort: « .. Mais je ne me sens plus alignée et j'aimerais retrouver la femme que j'étais précédemment, j'ai envie de mieux comprendre où est ma place aujourd'hui…».
L’abstinence de s’alimenter comme un remède à une« profonde solitude»
Ce qui est particulièrement difficile pour Clémence c’est de se retrouver seule.Désormais,il y a des choses qu’elle fait davantage sans être accompagnée, comme aller à un concert ou au cinéma. Dans ces situations qu’elle vit comme « nouvelles », elle ressent comme un « flottement », dont elle a peur de ne pas pouvoir se sortir. Elle se dit alors « qu’elle a de la chance de pouvoir faire ce type de sorties, que c'est cool et qu’elle est contente de cela ! ». Parfois elle s’ennuie, tourne en rond, alors elle bouge, elle sort pour«se changer les idées »,faire des «trucs»,elle «force les choses »parce
« qu'il faut qu’elle se bouge ! qu’elle ne laisse pas s'installer des choses négatives ». Elle essaye donc de sortir beaucoup et répond à de nombreuses invitations.
Ce qui est le plus dur pour Clémence, c’est de se retrouver seule chez elle, lorsque ce n’est pas le moment ou lorsqu’elle n’a pas l’occasion de sortir. Parfois de simples gestes du quotidien, comme celui de refaire son lit ou de dresser la table, la replongent dans « sa vie d'avant », dans celle qu’elle a été, et cela la fait « flipper » car la « force » qui l’habitait à ce moment-là, semble l’avoir quittée. Elle sait que la solitude la renvoie à un sentiment d’échec, celui de sa séparation, c’est une sensation douloureuse qui l’habite : celle de
« s’ennuyer » avec elle-même.
Sous la conduite de notre questionnement Clémence nous révèle que lorsque la solitude la prend de manière intense, quand elle se retrouve seule sur son canapé, il lui arrive de ne pas manger. Elle peut d’ailleurs appliquer cette modalité de manière régulière en cas de coup dur. Quand elle a perdu son père, elle nous apprend avoir perdu près de 10 kilos à cause de cela!
Pour justifier sa démarche de consultation,elle ajoute avoir perdu une amie récemment et s’être mise à arrêter de manger:«je me suis dit que ça n'allait pas et qu'il fallait que je vienne vous voir…»justifie-t-elle.
Elle développe également son propos et explique que rester seule avec elle-même « c’est le truc compliqué », elle peut alors repenser à des choses difficiles, et ressentir alors comme un vide dans l’abdomen…alors arrêter de manger lui permet de faire«que ce truc ne soit plus un sujet».
En creusant un peu la question, elle identifie que le « sentiment » d'avoir faim lui procure une certaine satisfaction physique : c'est comme si ça la remplissait, que le ressenti physique de la faim paradoxalement lui «remplissait l’estomac», lui remplissait ce vide qu’elle ressent face à sa solitude.
A la question « Est-ce que ce vide vous fait mal ?»,elle répond par la négative et ajoute de nouveau « dans la foulée», qu’elle a fait son deuil, accepté plein de choses de sa situation…
Et lorsque qu’on lui rétorque « .. et émotionnellement vous avez accepté ? », elle « avoue » : « Oui,j’ai peut-être des chose encore à accepter.. » .. « et j’ai peut-être tendance à intellectualiser …mais cette sensation de faim c'est quelque chose que je décide, c'est moi qui l'ai choisi, je ne la subis pas, j’ai le sentiment de la maîtriser, je me sens moins seule j'ai l'impression de contrôler»….
Un vide rempli de tristesse
De toute évidence Clémence était prise d’une grande tristesse qu’elle n’avait jamais nommée, etpour laquelle, elle faisait preuve de beaucoup de créativité dans son langage pour désigner son malêtre de manière détournée ou distante : un langage plutôt constitué d’expressions et de mots abstraits dès lors qu’il s’agissait d’aborder le domaine sensoriel et émotionnel.
Nous établissons en séance, et elle le reconnaît avec finesse, que la sensation de faim constituait, de fait, une sorte de substitut sensoriel, de douleur moindre, mais suffisamment intense pour couvrir ce « vide » probablement plus douloureux installé depuis plusieurs mois dans son ventre. De fait, ce qu’elle désignait comme du « remplissage » était davantage une « transaction sensorielle » qu’elle opérait avec elle-même pour ne pas se confronter à une profonde tristesse dont la prononciation même du «mot» s’avérait extrêmement douloureuse.
Nous lui proposons alors d’aller à la rencontre de ses ressentis et de ce« vide »intérieur de manière à découvrir de quoi il était fait… car «plus elle allait chercher à l'éviter plus il allait l’encombrer».
Lors du guidage sensoriel qui a suivi nous lui avons permis de rencontrer cette sensation de vide, et sans la contrôler ni l’éviter, d’observer ce qui se passait en acceptant « d’y rentrer et de laisser évoluer la sensation de manière «naturelle »dans son corps»(*).
Lors de cette expérience, les larmes lui sont montées et avec nos « autorisations » et « félicitations »explicites ellesont devenues plus généreuses au fil de l’expérience… pour voir «enfin» le mot «tristesse »prononcée parla patiente sans que nous l’ayons suggéré une seule fois.
Clémence a donc fait l’expérience de découvrir que ce vide qu’elle évitait depuis longtemps en se privant de manger était en fait rempli de tristesse, une tristesse qui ne demandait qu’à s’exprimer et pour laquelle nous lui avons prescrit de poursuivre l’expérience … chez elle sur son canapé, l’endroit même où elle se disait qu’il ne fallait plus manger «pour se remplir».
Quelques points à noter issus de ce cas
Sur le cas de Clémence, il nous semble intéressant de relever:
- la logique d’auto-conviction particulièrement positive qui anime la patiente pour éviter l’émotion latente dont la traversée sensorielle apparaît difficile;
- des tentatives de régulation mises en place au niveau sensoriel pour couvrir et remplacer un ressenti par un autre a priori moins douloureux;
- le langage utilisé par la patiente, sémantiquement plutôt conceptuel et abstrait,lui permettant d’éviter dans son expression le côté sensoriel et émotionnel de sa difficulté;
- le piège que constitue ce langage qui,sans en chercher le sens« caché»,pourrait potentiellement induire l’intervenant en erreur;
- l’intérêt à laisser la patiente expérimenter par elle-même, la nature de l’émotion dans une expérience d’auto-découverte de ce que ce«vide »était réellement rempli.
(*)Note
Cette technique est ici uniquement résumé pour les besoin rédactionnel de l’article, mais se repose dans les faits sur un processus utilisant un ordonnancement de séquences et un vocabulaire bien particuliers pour favoriser la traversée émotionnelle chez le patient.