Oui aux émotions, même au boulot ! par Anne-Sophie Kersten

En entreprise, dans les chaines de production les plus arides comme sur la moquette épaisse des bureaux de direction, nos coachés se révèlent à chaque fois des êtres très humains aux prises avec les mêmes peurs, tristesses, colères.

Grâce à notre modèle systémique, quel satisfaction de les aider à tirer profit de ces émotions qu’ils pensent précisément devoir enfouir ou maitriser, pour retrouver leur fluidité !

Tanguy, 64 ans, et Sylviane, 42 ans, détiennent une société à 50-50. Il aimerait lever le pied et partir plus souvent en mer. Afin que la boîte perdure, il suggère depuis 2 ans de former de nouveaux talents. Mais Sylviane craint que les revenus de la société ne permettent pas d’assumer de nouveaux salaires. A chaque fois que le sujet revient sur la table, Tanguy cherche à convaincre Sylviane en énumérant les bonnes raisons d’engager, entre autres l’excellente santé financière de la boîte (mais c’est une TR car cela renforce la contre-argumentation de Sylviane, qui ne se sent pas entendue). Quant à Sylviane, elle freine en répétant ses craintes liées à l’argent et au fait de manquer de temps pour prendre La Bonne Décision (engager ou pas), elle qui n’arrive déjà pas à gérer l’impact de son agenda pro sur sa vie privée (l’expression répétée de ces peurs est une TR car Tanguy la pense de moins en moins capable de prioriser, de mener des réflexions stratégiques, et du coup il lui assène de plus en plus ses arguments).

Ce matin, la scène se reproduit sous mes yeux. Alors que la tension monte, je propose un STOP : « Que ressentez-vous en cet instant précis ?»

Sylviane est en colère d’entendre Tanguy sortir ses arguments pro croissance. Elle a peur de devoir travailler énormément (c’est déjà trop !) s’il faut assumer les coûts d’un nouveau collaborateur. Elle se sent angoisséeà l’idée de devoir prendre les bonnes décisions sur le futur, alors qu’elle n’arrive déjà pas à structurer son agenda personnel.

Tanguy se sent en colère de voir Sylviane bloquer les décisions par incapacité à gérer son temps. Il a peur de ne jamais pouvoir se consacrer à sa passion pour le bateau. Il est aussi en colère contre lui-même de ne pas réussir à s’entretenir avec Sylviane harmonieusement, car les relations humaines de qualité lui importent énormément.

Que font-ils de leurs émotions ? (TR émotions)

Tous deux tentent de maintenir le couvercle sur la cocotte-minute de leur colère, afin de ne pas blesser l’autre… mais finissent par lâcher des paroles dures (les cocotes-minutes sont des bombes à retardement).

Quand Sylviane a peur, elle fuit son émotion en travaillant encore plus, ce qui l’empêche de lever le nez, de souffler, de se connecter à ses besoins, à ce qui serait juste pour elle.

Quand Tanguy a peur de ne pas pouvoir construire une entreprise future-proof, il évite d’envisager le ‘pire’ et s’attèle encore plus à convaincre Sylviane.

Je leur dessine alors le mapping de leurs TR l’un envers l’autre (lui : argumenter – elle : se noyer dans le travail et crier au loup et) et de leurs TR vis-à-vis de leurs propres émotions (le couvercle sur la colère, la fuite de la peur).

Je les invite à décoder les précieux messages de leurs émotions au lieu de les étouffer.

Message de la colère : « Vos valeurs se heurtent ici à un obstacle. Quelles  valeurs? Quel obstacle ? »

Message de la peur : « Face à cette difficulté, vous manquez peut-être de ressources : attention ! »

Il faut peu de temps à chacun pour mettre ainsi le doigt sur ses besoins.

Besoins de Tanguy: consolider sa boîte pour pouvoir enfin lever le pied, rester ‘quelqu’un de bien’ vis-à-vis de Sylviane.

Besoins de Sylviane: assurer sa sécurité financière, avoir du temps pour souffler car elle se sent à la limite burnout, cesser de décevoir Tanguy.

Une fois leurs besoins formulés, la tension redescend de façon très palpable. C’est à peine s’ils ne tombent pas dans les bras l’un de l’autre ! Ils se disent à quel point ils s’apprécient et regrettent de s’être fait tant de mal. Ils se promettent à l’avenir de cesser d’être ‘gentils’, mais de se dire ce qu’ils pensent vraiment.

Le contexte est enfin favorable pour prendre des engagements l’un-vis-à-vis de l’autre. Je souris en constatant qu’ils proposent alors instinctivement les 180° de leurs TR.

Elément déclencheur de ce virage: ils ont osé envisager « le pire », à savoir que leur alliance puisse un jour exploser. Ils ont ainsi senti que, dans le fond, même si ce n’était pas leur souhait, ils pourraient y survivre. Chercher à tout prix à rester associés les empêchait d’être alignés avec leurs besoins personnels. Cela les faisait dysfonctionner et souffrir.

Engagement de Tanguy  Au lieu de chercher à obtenir l’accord de Sylviane (lui laisser le choix… de penser comme lui), il ose être plus franc: « En gros, soit tu acceptes qu’on consolide la boîte pour le futur afin que je puisse progressivement déléguer mes tâches, et dans ce cas je reste dans la société ; soit tu ne veux pas qu’on engage et je revends mes parts. Et les deux options sont OK pour moi. »

Engagement de Sylviane  « Je me rends compte du frein que je représente pour toi en étant si indisponible pour construire notre futur. Mais je ne peux rien ajouter dans ma tête en ce moment. Je vais prendre une pause de 4 mois minimum. Pendant ce temps, je te laisse prendre les décisions que tu jugeras bonnes pour la société. Je prends le risque que ça ne me convienne pas. Le cas échéant, moi aussi je pourrai quitter, et en fait, ça ne me fait plus si peur que cela ».

Deux semaines plus tard, je retrouve les deux associés souriants, toujours en ligne avec les accords qu’ils ont pris. Sylviane confie progressivement ses tâches à deux consultants dans le but de pouvoir se retirer dans 2 mois. Elle se sent en paix avec l’idée de fermer ensuite son ordinateur pendant 4 mois. Tanguy se sent plus léger et fourmille d’idées pour l’avenir. Il a retrouvé son humour et ses effets de surprise. Pour le lunch, il a fait venir les sushis que Sylviane apprécie.